Si on revient un peu sur votre parcours à Nantes, vous êtes de la dernière grande génération, que les plus chanceux d’entre nous ont connu (1 titre de champion de France, 2 coupes de France, 2 trophées des champions). Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?  

Le jeu, les principes nantais, les développements tactiques sans ballon, l’harmonie dans le groupe, la capacité et la sensation de se trouver les yeux fermés. Notre ADN aussi. Le centre de formation forge des liens très forts. On venait tous du centre ou presque. On avait un vécu commun. Le travail en amont avait créé tellement d’automatismes aussi, l’envie de se surpasser, on avait de grandes ambitions… Et puis nous étions surtout une belle bande de copains, avec à l’intérieur bien sûr des blocs par affinités mais ce groupe vivait très bien ensemble. On savait que la génération avant nous (1994-1995) avait été extraordinaire, puis il y avait eu deux-trois saisons moyennes. Attention, à Nantes quand c’était moyen c’était quand même Coupe d’Europe hein (rires). Les supporters ont vite pris conscience qu’avec l’arrivée de ce nouveau bataillon de jeunes, il allait se passer quelque chose, car ils avaient déjà connu ça. Ils sentaient quelque chose.  Ils attendaient juste le sésame, le titre de champion. 

Ces années-là vous avez un entraîneur, que les supporters nantais n’oublieront sûrement jamais, Raynald Denoueix. Quelle relation aviez-vous avec lui ? Quels souvenirs en gardez-vous ? 

Bien sûr ! Le druide. Denoueix c’est… je ne sais même pas comment dire… moi si vous regardez mon parcours il faut se souvenir qu’il était le patron du centre quand je suis arrivé. Il y a des décisions qu’il a prises, très importantes et déterminantes pour la suite de ma carrière : il m’a surclassé, il m’a changé de poste plusieurs fois, il m’a préparé comme sparring partner, comme on dit dans les sports de combats, à être un leader sur le terrain. Quand on est jeune, soit on adhère, soit on n’adhère pas ! Avec mon expérience, je conseille vraiment aux jeunes générations de faire confiance à leurs entraîneurs, à leur expérience et leur vécu. Ils ont le plus souvent une vue d’ensemble de vos qualités et vos performances. Je pouvais par exemple faire des observations sur mon jeu, mais Denoueix, lui, pouvait voir totalement autre chose. Il jouait vraiment son rôle de patron du centre de formation, de père fouettard comme on dit à Nantes, mais il y avait toujours beaucoup de pédagogie dans ses démarches.

"Je retrouve beaucoup de Denoueix dans ce que fait Pep Guardiola à Manchester City"

Denoueix, il explique toujours les choses. Pendant les réunions et les séances vidéo d’avant match, son analyse était toujours pointue. Il savait tout : ce qu’il fallait faire, où et comment piéger l’adversaire, les coups à jouer pour surprendre, déstabiliser, faire déjouer. Quand un coach va autant chercher dans les détails, c’est comme si le match était gagné avant même d’entrer sur le terrain ! Je me souviens qu’à chaque fin de match il gardait ses fiches. Il avait sa manière de préparer les matchs, jamais rien d’hasardeux. Il était vraiment très pointilleux. Sa propre remise en question aussi, permanente, c’est ce qui lui permettait de bien défendre ses principes de jeu. Je retrouve beaucoup de Denoueix dans ce que fait Pep Guardiola à Manchester City, je pense qu’il lui a piqué des choses de son passage à la Real Sociedad ! Puis moi quand j’arrive en pro, Suaudeau fait monter Denoueix pour le stage de pré-saison en Autriche (1997-1998) avant de démissionner. Personne n’avait vu venir le passage de témoin entre les deux, c’était une surprise. Denoueix n’était pas préparé à prendre les rênes de l’équipe pro aussi vite. Sa seule certitude quand il a pris l'équipe, c'était l’armada de ses anciens pensionnaires du centre : tous façonnés par ses mains, qu’il connaissait par cœur, car c’était lui qui avait validé nos places avec les pros.

Suaudeau, Denoueix, pour vous c’était très différent ?

Non, c’est Nantes. C’est la philosophie de Nantes. Chacun avec sa touche. Chacun son époque. La différence entre les deux, c’est la même que celle entre un artiste et un scientifique. On ne peut pas vraiment les comparer. Suaudeau était comme un génie dans son approche, avec cette pointe de folie, presque parfois irrationnel dans ce qu’il faisait. Denoueix, lui, c’était le cartésien, le vrai tacticien, celui qui avait la science. L’un s’occupait à 200% de son jeu, l’autre étudiait l’adversaire dans les moindres détails.  Mais tout ceci c’était toujours au profit du jeu à la Nantaise, cette recherche de toujours avoir un coup d’avance sur son adversaire, le surprendre avec l’intelligence de jeu collectif : bien utiliser les espaces, l’élégance, la perfection des gestes techniques, tout dans la fluidité de la circulation de balle, la qualité de passes… En somme, donner le ballon à son coéquipier pour qu’il puisse le jouer, tout un art. 

Est-ce que vous avez gardé des liens avec eux ?

Denoueix, oui, bien sûr. La dernière fois que j’étais à Nantes on avait pris rendez-vous mais il s’était fait opérer du dos, donc on n’a pas pu se voir et moi j’ai dû rentrer. Je pense que la prochaine fois que j’irai à Nantes je le verrai. Le cordon ombilical est toujours solidement noué entre nous, c’est lui qui m’a fait après tout… Notre relation souffre juste de l’éloignement, depuis nos départs respectifs du club, même si on s’est toujours téléphonés même quand j’étais hors de France et lui en Espagne. Il y a toujours beaucoup de respect. Suaudeau je ne l’ai pas beaucoup vu ou presque pas depuis mon départ de Nantes. Oh mon dieu ! Le temps passe si vite…

Vous avez appelé Denoueix le druide tout à l’heure… 

Oui c’est le surnom que je lui avais donné ! A lui comme à Suaudeau. Car ils étaient très en avance sur leur temps ! J’avais un professeur de mathématiques à l’INES à Nantes (Guillomard, je l’appelais “le Breton”), il était super fort en calcul rapide. Il faisait des trucs extraordinaires, pourtant il nous disait que ce n’était pas le talent. Denoueix était comme lui, des gens avec des connaissances, des compétences, mais modestes. L’humilité chez Denoueix est extrême. Ce n’est pas quelqu’un comme Suaudeau avec une éloquence fantastique. Chez Denoueix tout est moins théâtral, moins joué, sobre, pur, à portée de main, mais en même temps si loin dans la perfection. 

"On était tellement connectés qu’on s’est mis à compter nos passes pendant les matchs"

Sur un plan plus personnel, si vous deviez retenir qu’un seul souvenir de votre passage à Nantes, lequel serait-il ? 

Oh la la… Un seul… (il hésite). Je ne sais pas, des souvenirs de jeu, des souvenirs de victoire, des souvenirs de vie. 

C’est drôle que vous ne sachiez pas répondre. Ça en dit long je trouve. Je m’attendais à ce que vous parliez du titre de champion en 2001 mais en fait c’est beaucoup plus global que ça chez vous.

Non franchement c’est juste le kiff d’être à Nantes. Quand tout roule. La saison de notre titre de champion, on marche sur tout le monde, on se rapproche de l’époque du fameux tarif maison à La Beaujoire. Je vais vous raconter une anecdote pour que vous compreniez : l’année du titre, on était tellement connectés sur le terrain qu’on s’est mis à compter nos passes pendant les matchs. Aujourd’hui il y a les statistiques mais à l’époque il n’y en avait pas autant. Les adversaires entendaient  "13, 14…18... 20 ". Ils pensaient que c’étaient des codes, des combinaisons du jeu à la Nantaise alors que non (rires). Simplement on comptait le nombre de passes, on était dans un match dans le match, juste entre nous. Quand les adversaires le comprenaient, c’était terrible pour eux. Quand tu domines l’adversaire à ce point par la possession, tu sais quand ça va accélérer, tellement tu as travaillé à l’entraînement : transversales, on les envoie à gauche, à droite… (Il mime avec ses mains). Quand l’adversaire pense que l’action est morte, non, nous on sait à travers nos courses que le mouvement va s’accélérer, fausse piste créée par Da Rocha, qui va croiser dans le dos de Moldovan, puis Rubio (Olivier Monterrubio) va écarter sur la ligne et permettre à Ziane (Stéphane Ziani) de prendre la profondeur, Carrière à la passe sur Vio (Viorel Moldovan) pour un but tout en mouvement, travaillé tellement de fois. L’adversaire finalement n’existe pratiquement plus, il n’est pas un obstacle. L’imperfection venait de nous, une passe manquée ou un mauvais contrôle de balle, une course pas effectuée etc.

Comment on arrive à ça ? A ce niveau de perfection ? 

L’amour du jeu. Bien entendu cela passe par développer des idées et mettre en place des connaissances sur le terrain mais c’étaient surtout des entraîneurs (Denoueix, Suaudeau) qui aimaient leur métier, leur club. Ils avaient cette capacité à construire les résultats par le travail bien fait, avec la passion d’enseigner, de transmettre. La devise du club en dit long  " Celui qui renonce à devenir meilleur cesse déjà d’être bon”. Tout était mis en place pour veiller à la pratique des principes de jeu nantais. À Nantes c’est tout au service du collectif. Donner le ballon dans les bonnes conditions à son coéquipier en faisant le nombre de touches nécessaire. Et parfois ce nombre peut être de zéro (sourire). 

Mais pourquoi on n’arrive pas à refaire ça aujourd’hui ? 

Parce que tous les succès se préparent et depuis pas mal de temps, le FCN ne se prépare plus. On subit trop. Entre le défilé des coachs et celui des joueurs, est venu s’ajouter le manque de résultats : tu ne gagnes pas, tu perds le nord. Nous avons perdu le nord, et il va falloir le retrouver car quoiqu’on dise notre boussole c’est toujours le jeu à la Nantaise. Pendant 20 ans, Barcelone est venu copier Nantes, les clubs italiens sont venus copier Nantes. Mais aujourd’hui, il faut être patient, et donner le temps au technicien de mener à bien ces missions. On sait bien que le club ne peut pas conserver tous ses joueurs, alors le projet sportif, le projet de jeu du club, doit redonner une part importante à la préparation et à l’intégration des jeunes du centre dans le groupe pro. Partant de là, on se doit d’être honnêtes avec nous-mêmes.

"Quand tu fais la passe à ton partenaire, tu dois lui donner un ou deux coups d’avance"

Aujourd’hui tout le monde voudrait retrouver du jour au lendemain le jeu à la Nantaise. Denoueix, ça lui a pris trois-quatre ans pour installer le jeu qu’on a joué en 2000-2001, avec 22 joueurs formés au club sur 27 ! Mais tout le monde oublie que les saisons d’avant, on était hués à la Beaujoire. Les spectateurs ne retrouvaient pas les combinaisons, ils voyaient qu’on fermait le jeu. On jouait contre des équipes comme Paris, Marseille avec les Ravanelli, les Okocha et les autres stars, nous on sortait du centre, comment tu fais pour rivaliser ? Donc Denoueix s’est adapté, il nous a préparé à résister, à nous "muscler" pour rivaliser, parfois même à se priver de notre jeu.

C’est passionnant ce que vous expliquez car il y a quelque chose qui m’a toujours marqué chez Denoueix c’est qu’il n’était pas du tout un idéologue du football comme on pourrait le penser. Il disait souvent  "le bon football c’est celui qui gagne". On l’oublie un peu aujourd’hui. Ce n’était pas le jeu contre les résultats mais les deux ensemble.

Tout à fait. Le beau jeu arrive toujours quand on a une certaine maîtrise, une certaine fluidité. Quand on a ce que Denoueix appelle  " ’identité de jeu". Pour mettre en place les principes de jeu nantais, il faut se déplacer vite, il faut voir vite. Pour mettre son partenaire dans de bonnes conditions, il ne suffit pas de faire une bonne passe à quelqu’un. Quand tu fais la passe à ton partenaire, tu dois lui donner un ou deux coups d’avance, tu dois le mettre dans les conditions idéales. A Nantes on ne te demande pas de dribbler, on te demande de faciliter la circulation du ballon. Les gens pensent que c’est le ballon qui est le plus important, à Nantes ce sont les courses. Denoueix nous faisait courir, c’était dur physiquement (rires). Il n’était pas fou, il savait que notre génération n’était pas celle des  super-doués  comme la précédente. C’était plutôt celle de machines qu'il avait façonnées lui-même. Si tu nous compares avec la génération précédente et que tu commences à citer les noms, Loko, Pedros, Karembeu, N'doram… eux c’étaient des artistes. Quand tu prends notre génération, tu vois que beaucoup de joueurs étaient quand même un ton en dessous, mais on a produit le même jeu. C’est là qu’il ne faut pas se tromper sur Denoueix.  J’ai vu beaucoup de ses émissions sur Canal+, il était parfois avec des gens parlant avec l’émotion, mais lui disait toujours la  "chose juste". On n’aime pas la  "chose juste"  dans le football, même chez les supporters nantais. Ils ont vécu tellement de choses extraordinaires que c’est difficile pour eux de se poser la question : comment c’est arrivé ? C’est facile de dire  "le jeu à la Nantaise"  mais il faut se demander comment c’est arrivé, avec qui c’est arrivé, pourquoi c’est arrivé… et pourquoi ces résultats. Je n’aime pas le mot  "reproduire"  car ce n’est pas le résultat qu’il faut chercher à reproduire mais tout un ensemble de chaînons différents qu’il faut chercher à emboîter pour aboutir au résultat final.

Est-ce que pendant la saison du titre il y a eu des tensions ? Si oui, comment avez-vous réussi à passer au-dessus pour rester impliqués et gagner ensemble ? 

Non franchement pas vraiment. Notre vécu de la saison précédente avait rapproché le groupe humainement et sportivement. On avait gagné la coupe de France, mais on s’est sauvés de la relégation à la dernière journée (grâce au but de Marama au Havre). La crainte de se retrouver en deuxième division était réelle, avec ce qui allait avec : baisse de salaire, futur assombri, carrière bouchée … Une grande partie des foyers de tensions qu’on retrouve dans une équipe de foot ont été comme diluées par ce parcours en commun. Cela nous a apporté une motivation naturelle, surtout pour nous les jeunes qui voulions marcher sur les traces de nos prédécesseurs. Et puis aussi la plupart d’entre nous avions trouvé notre place dans l’équilibre de l’équipe : ceux qui étaient devenus des cadres, ceux qui avaient prolongé leurs contrats, ceux qui étaient passés pros. Les anciens (Fabbri, Viorel, Laspalle, Ziani…) avaient trouvé en Denoueix un homme franc et vrai, mais plus encore, ils avaient gagné sa confiance. Ils ont accepté de jouer leur rôle de vieux briscards et de mentors pour les jeunes.

"Le plaisir de penser le jeu ensemble"

Parfois un joueur jouait quatre-cinq matchs à fond et le coach le faisait souffler. Le joueur était frustré, ça m’est arrivé. Mais quand tu reviens tu es à fond. Denoueix savait expliquer et gérer tout ça. Marama par exemple, n’était pas offusqué par sa situation, il était heureux de son rôle en sortie de banc, nous heureux de son rendement et de ses coups de pagaies. En fin de compte, les équilibres nécessaires s’étaient mis en marche dans l’intérêt de l’équipe : le plaisir de jouer ensemble, le plaisir d’effectuer nos combinaisons, le plaisir de penser le jeu ensemble…

Et vous à titre personnel ? N’avez-vous pas été frustré que le club ne vous laisse pas participer aux JO de Sydney en 2000 (médaille d’or remportée par le Cameroun) ? 

Non pas du tout. Le club ne m’a pas interdit d’aller aux JO. C’était une discussion. A ce moment-là j’étais un cadre du club et j’étais titulaire avec l’équipe A du Cameroun. J’étais déjà parti pour la CAN en février (victoire du Cameroun, champion d’Afrique 2000). Le club avait déjà consenti d’énormes sacrifices pour gérer mes absences internationales. Nous avons échangé franchement avec le club sur les conséquences d’aller aux JO, les implications sur l’équipe, sur ma carrière… et finalement pas de JO pour Salomon. 

Vous n’avez pas regretté malgré tout, surtout avec ce résultat historique pour le Cameroun ? 

Honnêtement pas vraiment. Nous sommes champions de France la saison suivante et le Cameroun gagne la médaille d’or. Honneur aux guerriers qui ont bataillé à Sidney. Cette décision n’a porté préjudice à personne, donc que demande le peuple ? (rire). 

Si on fait un petit bond dans le temps : vous quittez Nantes pour Marseille, à la mi- saison 2001-2002, après la saison du titre, pour un gros transfert à l’époque (5, 3 millions d’euros). Qu’est-ce qui motive votre choix ? 

Je pourrais simplement dire que l’OM ça ne se refusait pas. Le projet sportif présenté par Bernard Tapie. La vision du président Dreyfus de remettre Marseille sur la carte de l’Europe du football. Tapie m’a parlé du Vélodrome, des liens qui unissaient les deux clubs en matière de transfert, du parcours dans son club des anciens Nantais (Deschamps, Desailly, Makelele…). Mais pour mieux comprendre il faut faire un petit bond en arrière. En fin de saison 2000/2001 mon départ était acté. L’arrivée d’Olivier Quint, transféré de Sedan, était une anticipation pour me remplacer poste pour poste. Normalement, le club devait vendre deux ou trois cadres avant le début de la saison, pour le bon fonctionnement du club et sa politique de formation, c’était ça la marque de fabrique du club. Après le titre, les voyants étaient au vert pour moi, je sais que j’ai fait le job à Nantes et je sens que j’ai passé un cap. Donc place au nouveau challenge, pour  l’étage du dessus, comme on dit.  Je pars en vacances et je sais que je vais signer en Angleterre (Tottenham). Le club est d’accord, tout le monde est d’accord… mais les dirigeants nantais décident de renoncer. On s’était même dit au revoir à l’été avec Denoueix, qui n’était pas un hypocrite, il nous parlait franchement. Il nous racontait comment il avait dû retourner bosser après le football pour gagner sa vie, il ne voulait pas qu’on vive la même chose. C’était vraiment le  père, il nous prodiguait des conseils au-delà de l’aspect sportif. Mais les supporters ne le voyaient pas comme ça. Ils disaient "Ne vendez pas nos joueurs !".

"Une partie des supporters nantais pensaient que j’avais poussé le transfert, ce n’était pas le cas"

Le nouveau propriétaire, ignorant le mode de fonctionnement d’un club formateur, décida de ne pas vendre d’autres cadres, en plus de Carrière. Peut-être motivé par la Ligue des Champions et le titre à conserver. Arrivé à la trêve hivernale, le club avait alors la corde au cou financièrement. On avait changé de président et viré Denoueix. Il fallait absolument trouver 4 à 5 millions d’euros pour boucler le budget de la saison. La seule option était alors de vendre un joueur capable de générer cette somme. Une partie des supporters nantais n’ont pas compris, ils pensaient que j’avais poussé le transfert alors que ce n’était pas le cas. Moi j’étais au club comme chez moi, Budzynski nous protégeait comme un père. J’étais tout le temps dans son bureau, parfois pour me faire tirer les oreilles (rire) et parfois à lutter avec le magnétoscope pour faire fonctionner les cassettes VHS ou les CD envoyés par les agents, avec Pierre Girardeau (administrateur au club, le bras droit de Bud, une complicité légendaire). C’était peut-être ça mon malheur. Comme je comprenais les problèmes du club, les dirigeants avaient l’habitude de parler de ce genre de choses avec moi. Et pour moi c’était toujours le club qui primait avant tout. Donc je suis parti pour le bien du club à ce moment-là. 

Vous arrivez à Marseille, un club différent, dimensionné autrement… quels souvenirs gardez-vous de ce passage ? 

Marseille c’est un peu la cour des grands. L’euphorie avec laquelle on vous accueille, la ville, les supporters, c’est rock and roll.  Je venais de Nantes, où tout était familial, artisanal, humain, et boum je me retrouve dans le monde des stars. À Marseille, tu arrives dans une machine qui est programmée pour gagner. S’il n’y pas la gagne, le reste n’existe pas… sauf la rivalité avec Paris (rires). J’ai vécu des moments extraordinaires à Marseille aussi bien sportivement qu’humainement, j’ai côtoyé de grands joueurs, des moyens joueurs aussi (rires), mais surtout des personnes extraordinaires, qui aiment le club. Toutefois, ce dont on ne peut échapper à Marseille, ce sont les mauvais côtés du business du football. L’attractivité du club draine un ensemble de personnages et d’agents de joueurs néfastes pour le football. Mon seul grand regret c’est de ne pas avoir gagné le titre de champion avec Marseille, un club où je suis quand même plus de cinq ans au total. 

Est-ce qu’avec le recul, si on enlève les questions d’argent, vous n’auriez pas aimé rester plus longtemps à Nantes ? 

Non car j’étais même programmé pour partir plus tôt de Nantes. Pour moi c’était normal de partir pour des questions de performances, pour passer à l’étage supérieur. Comme je l’ai dit je devais partir dès l’intersaison et Marseille ce n’était pas ce qui était prévu. Il faut se souvenir que personne ne voulait aller à l’OM à l’époque. Les joueurs de mon niveau partaient directement à l’étranger. Le fait que j’arrive à l’OM avait étonné tout le monde, c’était même le signe que ça allait peut-être mieux pour eux, qu’ils arrivaient encore à attirer des joueurs. En fait, le vrai regret c’est de ne pas avoir continué le second tour de Ligue de champions avec le coach Denoueix, pour finir le boulot.

Ensuite vous enchaînez : Angleterre, Qatar, Turquie… Finalement vous sortez un peu des radars. Alors que pour beaucoup de Nantais vous étiez un joueur exceptionnel. J’ai l’impression que vous n’avez pas fait la carrière que vous méritiez. Est ce que vous avez le même regard ? 

Oui j’ai le même regard mais moi je suis surtout tombé à Marseille. J’ai appris que le football ce n’est pas que le talent ou de bien jouer sur le terrain, c’est beaucoup plus que ça. La plupart des joueurs qui ont des performances exponentielles, vous verrez toujours qu’il y a derrière un coach qui les portent : Ronaldo du Sporting à Manchester par exemple, le coach Ferguson va le polir, prendre le temps pour lui. Nous, quand on arrive à Nantes, le travail de Denoueix, ce n’est pas de polir mais de former, nous donner un ensemble de savoirs, de bonnes habitudes. Tu es poli par la suite si tu tombes sur les bons coachs à l’étape suivante.

"Patrick Suffo, c'était Weah"

Quand je parlais avec Budzynski, il prenait souvent les exemples de Deschamps, Karembeu, Desailly… Et quand j’arrive à l’OM, le coach c’est Ivic, un grand coach, Budzynski était rassuré. Mais dès mon arrivée, il est renvoyé pour Albert Emon. Alain Perrin arrive après et ne comprend pas certaines choses. Il veut exister, faire sa carrière. Après sa première saison, j'ai joué 27 matchs avec l’OM (avec toutes les absences pour la sélection) mais je suis placé dans la liste des transferts, au motif fallacieux que je ne suis pas titulaire. C’est dommage, en France, certains clubs ou coachs ont cette habitude de rabaisser les joueurs alors qu’en Angleterre ou en Espagne ce n’est pas le cas, les clubs valorisent leurs joueurs pour en faire des icônes. En France c’est encore poussif. Mais je n’ai pas de regrets, j’aurais pu me blesser, me faire les croisés… Je pense juste que pour mon potentiel il a manqué l’équipe qui m’aurait donné les clefs du camion, avec le collectif qu’il fallait. 

Est-ce qu’il n’y a pas aussi ce paradoxe nantais : des joueurs très bons au club, qui ne confirment pas à hauteur de leur potentiel ensuite ? Je pense aux Pedros, Loko, Ouedec, même Vahirua… N’est-ce pas une forme de malédiction nantaise ? 

C’est un débat qu’on a souvent avec les joueurs. Sur les qualités intrinsèques, Nantes avait besoin de joueurs qui entraient dans son moule, pas d’avoir les meilleurs joueurs. Il y a certains joueurs qu’on sculptait pour les faire entrer dans le moule. Je vais prendre un exemple pour que vous compreniez : Patrick Suffo, attaquant fantastique ballon aux pieds, mais dans le système nantais, on le poussait pour qu’il entre dans le moule, dans les déplacements, les courses… Alors que lui, c’était un Weah, capable de créer son action de but tout seul. Sauf qu’à Nantes, l’action se crée collectivement. Il n’entrait pas totalement dans le moule alors qu’individuellement et physiquement, il était au-dessus.  A Nantes, tu avais des mecs qui avaient beaucoup moins de qualités individuelles mais qui avaient la capacité intellectuelle d’entrer dans le système, de comprendre le jeu. Nantes c’est la capacité d’analyse, de vision de jeu, c’est une philosophie de jeu : l’intelligence individuelle au service d’un collectif intelligent. Tout un programme hein (rires) il n’y a que le public nantais qui peut comprendre mes propos.