Un petit mot de présentation, pour nous expliquer comment vous êtes venus à vous intéresser à la question des supporters ?

Je suis né près du Parc Lescure à Bordeaux et je me suis passionné très jeune pour le football comme le reste de ma famille. Mon adolescence correspond aux grandes années des Girondins. J’ai aussi été marqué par les drames du football de l’époque, comme ceux du Heysel ou d’Hillsborough. A la fin des années 1980, je fréquentais le virage sud, où se rassemblaient les supporters bordelais les plus engagés, et j’étais intrigué par l’écart entre le discours tenu sur les supporters et la réalité que je pouvais observer dans les tribunes. Les supporters (notamment les ultras qui apparaissaient alors dans les stades français) étaient essentiellement perçus à travers le prisme de l’hooliganisme. J’ai profité de mes études pour approfondir ma connaissance du phénomène : j’ai découvert les travaux d’Alain Ehrenberg sur les hooligans, ceux de Patrick Mignon sur les supporters anglais et parisiens, ceux de Christian Bromberger sur Marseille et l’Italie. Puis j’ai engagé mes propres enquêtes sur les supporters français, particulièrement les ultras, en allant dans plusieurs villes.

Outre mes publications universitaires, j’ai aussi pas mal écrit dans le magazine So Foot à partir de 2004, en essayant de mettre en évidence les différentes facettes du supportérisme. Puis à partir de 2009, j’ai été sollicité par différentes institutions (ministère des sports, office franco-allemand pour la jeunesse, fondation Daniel Nivel) pour travailler sur le développement de politiques préventives de gestion du supportérisme : renforcement du dialogue avec les supporters, intégration des supporters dans les clubs et les instances du football, lutte contre les violences… La fondation Nivel porte le nom d’un gendarme grièvement blessé par des hooligans allemands à Lens en marge d’un match de la Coupe du Monde de 1998. Cette fondation vise à améliorer les relations entre policiers et supporters et à contribuer à une désescalade des tensions autour des matches. A partir du printemps 2019, elle a notamment mis en place dans quelques stades une expérimentation sur les déplacements de supporters, afin d’éviter autant que possible tant les restrictions que les incidents. Les premiers enseignements de ce projet sont prometteurs, mais il a été interrompu par la crise sanitaire : nous espérons pouvoir le reprendre en 2021-2022.

Mon questionnement, initialement centré sur les spécificités des ultras, a vite dérivé sur les diverses manières d’être supporter. Puis je me suis intéressé aux politiques de gestion du supportérisme et aussi aux transformations du football professionnel et à la manière dont les supporters essaient de s’y investir ou de le faire évoluer. J’ai d’ailleurs eu l’opportunité de participer à plusieurs événements organisés par A la Nantaise à ce sujet.

 

Que peut-on dire, aujourd’hui, sur le statut du supporter ?

Actuellement, tout le monde s’accorde sur le fait que les supporters sont des acteurs importants du football, sans pour autant définir quel(s) type(s) d’acteurs ils sont. Les supporters qui souhaitent s’investir dans leur club ont souvent le sentiment de ne pas vraiment être pris en compte. Fondamentalement, la question est de savoir si un club de football professionnel est seulement une structure économique ou si c’est plus que cela. Manifestement, un club a aussi une dimension culturelle et sociale importante. C’est pourquoi j’ai récemment évoqué dans l’Equipe le fait que le football devait repenser son modèle social, notamment sur cette question de l’intégration des supporters. Il me semble qu’un enjeu important pour un club professionnel aujourd’hui est de parvenir à associer positivement toutes ses parties prenantes, y compris le public dans sa grande diversité et l’ensemble des acteurs politiques et économiques locaux. A Nantes, à travers le projet d’un nouveau stade ou le choix du prochain centre d’entrainement, on constate que c’est l’ensemble de l’écosystème local qui est impacté par les choix du club. Un club professionnel ne peut donc pas se penser indépendamment de son inscription locale et ne raisonner qu’en termes économiques. Il doit réussir à combiner réussites sportive, économique et sociale.

 

Avec le recul sur ces dix dernières années, est-ce que, globalement, le statut des supporters évolue d’une manière positive ?

En tout cas, les supporters sont de plus en plus reconnus comme des acteurs du sport. Un signe tangible en est la loi de 2016 renforçant le dialogue avec les supporters la lutte contre le hooliganisme. Désormais, le code du sport consacre une section aux supporters. Une Instance Nationale du Supportérisme, rattaché au ministère des sports, réunit tous les acteurs concernés par ce sujet. Et cette loi a obligé les clubs à nommer un « référent supporters » chargé des relations entre le club et ses supporters.

La crise sanitaire révèle aussi, de manière paradoxale, le rôle des supporters. Tout le monde s’accorde sur le fait que les matchs à huis clos ne génèrent pas la même émotion. Ce n’est plus le même spectacle. Les instances, les joueurs, les dirigeants et aussi les diffuseurs… regrettent tous l’absence du public. Mais, dans le même temps, le spectacle footballistique continue quand même sans supporters, ce qui renforce le sentiment de certains d’entre eux d’être dépossédés de leur sport.

Les années 1990 ont été marquées par un tournant libéral du football, avec l’essor de nouvelles compétitions lucratives, comme la Ligue des Champions, l’arrêt Bosman, qui a permis aux grands clubs de recruter les meilleurs joueurs européens, et le développement des télévisions payantes qui a entraîné une surenchère sur les droits télévisés. Le football européen est devenu un business, attirant des investisseurs du monde entier. Il s’est développé, d’une part, en construisant de nouveaux stades conçus comme des centres de profit, dans lesquels le prix des places a considérablement augmenté et, d’autre part, en cherchant à conquérir de nouveaux publics hors d’Europe. Cette transformation économique a créé un fossé entre les dirigeants des clubs et les supporters. Certains d’entre eux se sont efforcés de se réapproprier l’objet de leur passion en se positionnant comme les garants de l’histoire et de l’identité du club.

Ces dernières années, plusieurs modèles se sont développés pour permettre une participation des supporters au club. Celui des socios a été remis au goût du jour : le club y est une association sportive dont les supporters sont sociétaires et peuvent élire le président. Ce système, diversement mis en place selon les clubs, présente les avantages de la démocratie mais aussi les inconvénients du clientélisme et du populisme. Un autre modèle est apparu à la fin des années 1990 en Angleterre, celui de l’actionnariat populaire. Il visait à compenser les effets de la commercialisation du football, de l’augmentation du prix des places et des mesures restrictives, comme l’obligation de s’asseoir en tribune. Les supporters y sont actionnaires du club, en ayant une part plus ou moins symbolique : généralement regroupés en « supporters trusts », ils peuvent ainsi être informés de la situation économique de leur club et peser, plus ou moins efficacement, sur sa politique. Dans certains cas (banqueroute ou déménagement du club), les supporters ont pu racheter ou reconstruire le club comme à Portsmouth ou Wimbledon. A l’arrivée de la famille Glazer à Manchester United, des supporters reprochant au propriétaire de privilégier la logique financière ont même créé un club dissident, le FC United Of Manchester.

Depuis l’épisode tragi-comique de la Super Ligue, le modèle allemand du 50+1 est mis en avant comme un outil utile de régulation. A la toute fin des années 1990, les clubs de football professionnel allemands ont pu devenir des sociétés commerciales à condition que l’association sportive conserve la majorité. Un actionnaire doit rester 20 ans dans un club pour pouvoir devenir majoritaire. L’idée est d’éviter qu’un nouvel actionnaire transforme complètement le club, par exemple en changeant ses couleurs ou en le délocalisant.

Face à l’évolution libérale du football européen, des associations de supporters exercent différentes formes de résistance et tentent d’instaurer des mesures de régulation. Leur légitimité est de plus en plus reconnue. Dans leur opposition au projet de Super Ligue, elles ont bénéficié, de manière inédite, du soutien d’acteurs sportifs et politiques majeurs. Un des grands enjeux actuels du football européen est celui de sa régulation et de la refonte de ses compétitions : faut-il poursuivre la fuite en avant des réformes de la Champions League ou repenser le modèle du football européen ? Les supporters pourraient jouer un rôle dans cette évolution, à condition d’être soutenus par d’autres acteurs.

 

Il y a des exemples concrets de cette légitimité reconnue des supporters en France ?

Nous pouvons prendre comme exemple la situation à Marseille et les incidents survenus à la Commanderie. Il y a quelques années de tels actes de violence auraient été uniquement condamnés. Là, ils ont évidemment été dénoncés, mais les commentateurs ont aussi pointé le problème de fond sous-jacent d’une déconnexion entre les dirigeants de l’OM et la population locale. Les projets maladroits de la direction de refonder le supportérisme marseillais se sont heurtés à l’opposition nette de la classe politique, des médias, des acteurs culturels ou économiques marseillais. Ceux-ci ont défendu le principe qu’un club n’est pas seulement une entité économique. L’ancien président de l’Olympique de Marseille Christophe Bouchet a souligné que le club constitue un « bien affectif commun », expression que je trouve particulièrement juste. La polémique autour de l’OM a aussi permis de souligner le rôle social que jouent les associations de supporters marseillaises.

Le PSG est un autre exemple intéressant. Le plan Leproux, adopté en 2010 pour lutter contre les violences et le racisme, a largement été transformé en 2011 avec l’arrivée des Qataris. De 2011 à 2016, le PSG a adopté le modèle des grands clubs anglais en faisant disparaître toutes les associations de supporters, en concevant les spectateurs comme des clients et en augmentant considérablement le prix des places. Mais face au constat d’un manque de ferveur populaire au Parc des Princes, le PSG a fait revenir des ultras au virage Auteuil en signant une convention avec le Collectif Ultras Paris.

On peut prendre aussi l’exemple du Racing Club de Strasbourg, tombé en cinquième division suite à des problèmes financiers. Il s’est reconstruit avec des dirigeants ancrés localement et avec le soutien des associations de supporters qui n’ont jamais lâché le club.

A Lyon, Jean-Michel Aulas présente les associations de supporters comme des sortes de syndicats représentant les intérêts des supporters, avec lesquels il se doit d’entretenir un bon dialogue social. Il a cherché à développer économiquement son club, ce qui s’est matérialisé par un nouveau stade, tout en cherchant à l’inscrire dans l’histoire du club et en se préoccupant de l’ancrage local et du dialogue avec les supporters. Au Havre, la fédération de supporters est représentée depuis longtemps au conseil d’administration du club. Nous pourrions aussi évoquer Guingamp avec son projet d’actionnariat populaire, initié par le club lui-même. Ou du projet des Socios à Bastia.

Il existe donc plusieurs manières d’impliquer les supporters dans la vie du club. Et chacun de ses modèles n’est pas unique. Par exemple, toutes les formes d’actionnariat populaire ne sont pas les mêmes. Le 50+1 se décline aussi différemment d’un club allemand à l’autre. Il me semble qu’il ne faut pas être dogmatique et que l’enjeu est de définir à la fois, à l’échelle européenne, des mécanismes de régulation du football, et, localement, des modalités d’implication des supporters adaptées au contexte et qui peuvent être diverses.

 

Mais la tendance actuelle n’est-elle pas plutôt de parler de public ou de spectateurs plutôt que de supporters ?

Le projet de Super Ligue a bien mis en évidence l’ambiguïté du terme « supporters ». De qui parle-t-on ? Des supporters présents au stade ou de ceux qui suivent les matches à la télévision, parfois sur un autre continent ? Le débat a vite tourné en une opposition schématique entre les fans historiques locaux et les téléspectateurs distants. Il me semble que la situation n’est pas si manichéenne et simpliste.

Avant d’avoir la prétention de se vendre en Chine, il faut déjà que le club ne perde pas son ancrage local. Les supporters chinois s’intéressent plus à Manchester United ou au Real Madrid qu’au FC Nantes ou aux Girondins de Bordeaux. A force de vouloir se promouvoir à l’international, comme les dirigeants des Girondins qui ont mis en avant le nom de Bordeaux, en pensant pouvoir rivaliser avec Chelsea ou Liverpool, le club risque de se couper du local et de ne plus entretenir sa base d’aficionados. C’est ainsi que dans des clubs de jeunes de l’agglomération nantaise, on voit plus de gamins porter des maillots d’Arsenal, du Barça ou du PSG que du FC Nantes et que la tradition locale se perd. Qu’un club veuille étendre sa base de fans et ses ressources peut se comprendre, mais les actions entreprises en ce sens peuvent avoir l’effet pervers inverse de lui faire, en fait, perdre le lien avec une partie de son public et ainsi baisser ses revenus.

Les Allemands ont compris l’intérêt d’avoir une diversité de publics, dans le stade comme en dehors, sans jamais se couper de leur base populaire. C’est un pays où le public a toujours pu être debout derrière les buts pour chanter, où il y a toujours eu des places à un prix accessible, où il y a toujours eu la volonté de dialoguer avec les supporters – même si ce dialogue est parfois tendu.

Si on revient sur le cas de l’Olympique Lyonnais, la configuration de son nouveau stade incarne cette volonté de contenter différents publics et d’associer les impératifs économiques et patrimoniaux. C’est un stade construit en périphérie de la ville, comme aux Etats-Unis : c’est un temple de la consommation, conçu pour augmenter les ressources du club, il ressemble beaucoup à celui d’Arsenal, il offre des écrans géants et de la 4G… Mais, l’intérieur du stade est habillé aux couleurs du club. Chaque porte d’entrée est ornée d’un portrait géant d’un joueur emblématique du club. Un musée retrace l’histoire du club. Dans l’enceinte du stade, les espaces sont différenciés sans être complétement cloisonnés. Il y a la volonté d’attirer un nouveau public sans se couper du public historique du club.

 

Comment tu vois la suite concernant le FC Nantes ?

Je ne sais plus que penser de la situation du FC Nantes. Je ne croyais pas que Kita pourrait rester aussi longtemps à la tête du club, en s’étant mis à dos une bonne partie du public voire des acteurs locaux. En tout cas, la situation actuelle n’est pas saine.

Le derby de l’Atlantique qui s’annonce va opposer deux clubs fort mal en point sportivement mais aussi en termes de gouvernance. Mais à Nantes, au moins, on sait qui est le propriétaire ! A Bordeaux, King Street n’avait pas de visage. Personne ne savait vraiment ce que cet actionnaire voulait faire du club. Maintenant que King Street a souhaité se désengager, l’incertitude est grande sur l’avenir du club à court et moyen terme, mais la situation est en quelque sorte éclaircie. Le cas bordelais prouve par l’absurde qu’il n’est pas viable qu’un actionnaire débarque dans un club sans rien connaître du territoire.

A Bordeaux, comme à Nantes si Kita vend le club, il faudrait que les autorités locales soient vigilantes sur les nouveaux actionnaires et que les supporters disposent, d’une manière ou d’une autre, d’un droit de regard. A Bordeaux, le maire Pierre Hurmic a parlé d’actionnariat populaire ou de socios, solutions que les Ultramarines, le principal groupe de supporters local, considèrent avec réticence. Pierre Hurmic a aussi lancé un appel à tous les amateurs des Girondins, mais sans intégrer les Ultramarines… Comme je le disais précédemment, les modèles de participation des publics dans le club sont en construction, donc il faut arriver à mettre tout le monde autour de la table pour les structurer. On pourrait imaginer à la fois un « football trust » à l’anglaise avec des supporters actionnaires et la réaffirmation du rôle des ultras. Ou une autre solution. Mais pour ça, il faut trouver un actionnaire majoritaire à l’écoute et parvenir à faire dialoguer tous les acteurs locaux.

A Nantes, si Kita quitte le club, le FCN pourrait être un cas très intéressant de développement d’une nouvelle gouvernance autour du club, impliquant entrepreneurs et politiques locaux et supporters, qui sont nombreux à être attachés à ce club historique et qui ont déjà travaillé sur l’après Kita.

 

La question que se posent de nombreux supporters nantais est de savoir s’il vaut mieux se retrouver entre les mains d’un fonds d’investissement étranger ou connaître le pire c’est à dire un dépôt de bilan ?

En tant que supporter des Girondins, je préférerais repartir en cinquième division, comme Strasbourg, pour reconstruire un club sain dans lequel il est possible de s’identifier, qu’être de nouveau dirigé par un fonds d’investissement centré sur des préoccupations financières. Mais une telle trajectoire peut être périlleuse : Le Mans ou Grenoble n’ont pas retrouvé la L1 après leurs déboires financiers. Donc si les Girondins parviennent à rester sportivement en L1, qu’un repreneur ancré localement et ayant un vrai projet sportif et social s’implique et réussit à remettre le club à flot, j’en serais évidemment ravi.

A Nantes, la situation est différente, puisque Kita n’a pas lâché le club contrairement à King Street. Je sais que certains supporters nantais se disent qu’une relégation du FCN en L2 pourrait favoriser le départ de Kita et pourrait donc être un moindre mal. Mais encore faut-il trouver un actionnaire disposé à racheter le club, à faire face à ses passifs et à le relancer en intégrant les supporters.