Est-ce que l’on peut dire que le football français est en train de changer d’identité avec l’arrivée de nombreux investisseurs étrangers ?...

Il y clairement un changement de culture, puisque la moitié des clubs français sont détenus par des actifs étrangers. C’est affolant d’ailleurs car personne ne semble prendre conscience du danger. Nos élites politiques ne comprennent pas la gravité d’une telle situation considérant qu’il ne s’agit que de football. C’est le cas pour l’Olympique Lyonnais où les élus écologiques n’ont rien fait pour mobiliser les acteurs économiques et éviter la prise de pouvoir d’un investisseur américain. Nos élites économiques quant à elles préfèrent investir dans le rugby ce qui est plus dans l’air du temps.  

Est-ce qu’il faudrait considérer le sport comme une exception culturelle ?...

C’est exactement ce que je pense. J’aime beaucoup la formule de Pasolini lorsqu’il dit que « nos élites en s’intéressant au football apprendrait beaucoup sur le monde ». Un club fait partie du patrimoine d’une ville. Il y a un impact économique, mais aussi un impact social et politique. On le voit bien avec Auxerre. Lorsque le club redescend, c’est le centre-ville qui s’éteint.  Ce phénomène est d’autant plus aigu dans les villes où l’offre culturelle et sportive est limitée.

Que faudrait-il faire pour que la situation change ?...

Personnellement, j’ai milité auprès du Ministère des Sports pour que le sport soit considéré comme un actif stratégique et que l’on ne puisse plus faire avec un club de football professionnel ce qui est possible dans une entreprise.  Un club pro a un ancrage territorial et une importance politique. Si Nantes est racheté demain par un fond saoudien cela ne va plus être le même mode de gouvernance. Je l’expérimente à Paris avec notamment le prix des places.

Un club de football pro ne peut pas être une entreprise classique. Il faudrait aller vers des sociétés à mission, c’est-à-dire des sociétés commerciales qui s’engagent dans leurs statuts à atteindre des objectifs sociaux et environnementaux. Cela signifie que le club réalise des missions d’intérêt général. Aujourd’hui, il y a toute une réflexion à mener sur ce que représente pour une ville un club de sport en général, et un club de foot en particulier.

Mais le football pro est à l’ère de la mondialisation. Que doit-on penser de City Group et de Red Bull, ces deux multinationales dont vous parlez dans votre livre ?...

C’est inquiétant mais rationnel de voir des clubs créer des filiales compte-tenu des perspectives de revenus escomptables. Cette gouvernance unique permet d’avoir des pratiques partagées donc une optimisation des moyens qui peut d’ailleurs se transformer en optimisation fiscale. Ces firmes ont des méthodes qu’elles dupliquent dans l’ingénierie et le marketing, Elles rationnalisent aussi leurs protocoles de formation. City Football Group avec ses 12 clubs c’est un vivier de 2 500 joueurs sous contrat. Une telle structure peut développer ses actifs avec des joueurs dont elle est en mesure d’accroître artificiellement la valeur. Par exemple, un joueur de Melbourne qui fait un passage par City peut avec Troyes augmenter son temps de jeu et voir décoller mécaniquement sa valeur marchande. Et ce, même s’il n’a pas vraiment le niveau.

Le football c’est un sport populaire qui repose sur le sentiment d’appartenance. Dans un tel contexte, comment les Troyens trouvent-ils encore aujourd’hui la motivation d’aller au stade ?...

L’appartenance à un club n’est peut-être qu’une phase transitoire. C’est vrai qu’un tel système n’est pas viable si nous restons dans des championnats nationaux avec 300 ou 500 clubs à l’échelle européenne. Pa contre, s’il en reste que 50 cela tient la route. Lorsqu’on regarde le football en Europe de l’Est, c’est une catastrophe. Soit c’est ouvert à la corruption, soit il meurt faute d’argent.

Aujourd’hui, je pense que les investisseurs étrangers anticipent en Europe sur la création d’une Super League et certains qui sont venus ces dernières années pensaient sans doute y parvenir plus vite. Heureusement, au sein de la communauté européenne la réflexion existe. Aujourd’hui, tout le monde aurait à perdre à dévitaliser le football mais Il faudra sans doute aussi rassurer les investisseurs.  

Face à cette perte d’identité des clubs, les supporters ne sont-ils pas le principal contre-pouvoir ?...

En Angleterre, Il était intéressant de voir l’opportunisme politique de Boris Johnson.  Au départ, il se dit favorable au projet de la Super League puis 3 jours plus tard sous pression fait machine arrière en évoquant la nécessité de sauvegarder l’identité des clubs. Il faut savoir aussi que la « Premier League » c’est le premier produit d’exportation de l’Angleterre.

Les politiques sont attentifs à ne pas trop déplaire au peuple des tribunes car ce sont des électeurs et que certains groupes ont une réelle capacité à s’organiser. Si vous déplaisez aux ultras parisiens, ils peuvent être 2000 à déferler sur la place du Trocadéro. N’oublions pas que  les Ultras en Turquie étaient les premiers, dans la rue, à contester la politique d’Erdogan. La même chose a été observé en Egypte.  C’est d’ailleurs comme par hasard sur eux que l’on teste, en France, les lois liberticides.

Il y a des initiatives intéressantes. En Angleterre, les supporters de Manchester et de Liverpool ont créé leurs propres clubs en redémarrant en bas de l’échelle. L’objectif était de retrouver l’identité et les valeurs de leur club d’appartenance. A Paris, cela ne s’est pas fait parce que le système juridique n’est guère favorable à une telle démarche. Notons que certains supporters du PSG suivent maintenant le Paris FC.  

A vrai dire, dans la durée je reste circonspect quant à la capacité de mobilisation des supporters. J’ai observé qu’à Newcastle la première année ils étaient contre les saoudiens et puis la seconde ils n’aspiraient qu’à une seule chose : pouvoir recruter les meilleurs joueurs.  À Lyon et à Marseille, on a vu que les supporters pour avoir une équipe compétitive étaient prêts à accepter des investisseurs étrangers.

Est-ce que le sentiment d’appartenance est vécu de la même manière pour les nouvelles générations ?...

En effet, sur ce sujet il y un biais générationnel à prendre en considération. Ils supportent 3 ou 4 clubs en même temps.  Ils visualisent parfois plusieurs écrans en même temps et se limitent à regarder les extraits de match. Ils s’intéressent plus aux parcours des joueurs qu’à celui des clubs.  C’est une manière différente de vivre ou de consommer le football et elle va forcément impacter l’avenir de ce sport.