Cela fait vingt ans aujourd’hui qu’est paru “Jouer juste”, votre premier roman. Était-ce selon vous un risque d’écrire une fiction sur le thème du football ?

Je ne me suis pas posé la question en ces termes. D’abord parce que le roman ne parle pas que de foot. Son cœur reste le récit d’un amour échoué. Même si le foot occupe la moitié des développements de mon entraîneur-narrateur, et même si j’ai soigné les considérations sur la tactique, sur le tacle, sur le jeu en triangle, sur l’entraînement sans ballon, il fonctionne davantage comme une analogie. Ce livre un peu zinzin repose sur l’aberrante digression d’un entraîneur avant une prolongation de finale, qui se met à raconter sa rupture avec une certaine Julie et file un parallèle entre jouer à deux et jouer à onze. Le risque était donc plutôt de proposer un dispositif romanesque aussi tordu. Mais à l’époque j’avais dans l’idée qu’un roman devait absolument produire une forme singulière, sinon rien ne le justifiait. En tout cas le foot n’a pas semblé rebuter les récepteurs. Au contraire ce thème a semblé être un argument en faveur du livre. Beaucoup de lecteurs et de critiques ont fait valoir leur plaisir de voir le foot, sinon entrer en littérature, du moins être adoubé littérairement. J’ai eu en somme la chance de profiter d’un fait sociologique dont j’étais moi même partie prenante, à savoir que nous étions nombreux dans ma génération, et dans celle juste au-dessus, à aimer à la fois la littérature et le foot. La période où le champ intellectuel méprisait le foot et les footeux était révolue. C’est aussi l’époque où So Foot a singulièrement fait monter le niveau de la presse footballistique, où des publications sur le sport ont commencé à fleurir chez les éditeurs les plus légitimes. Je n’ai pas la prétention de croire que mon livre était une œuvre pionnière, mais du moins a-t-il participé au mouvement.

J’aimais particulièrement cette équipe de 2000-2001

Le narrateur de “Jouer juste” évoque irrésistiblement JC Suaudeau ou Raynald Denoueix, notamment à cause du prénom des joueurs. Y-a-t-il d’autres personnalités qui vous ont inspiré pour ce personnage ?

L’expression « jouer juste », je l’ai d’abord entendue dans la bouche de Denoueix, lors d’une pause d’avant prolongation contre Rennes en Coupe de France. En face ça parle militaire, et le doux Reynald, lui, ne dit qu’une chose : continuez à jouer juste. Les prénoms de joueurs  qui apparaissent dans le monologue de l’entraîneur sont ceux de l’équipe championne de 2001, que Denoueix entraînait. C’est prioritairement à cette équipe que je pensais en écrivant. Les passages sur le jeu vaudraient tout autant pour les équipes de Suaudeau, voire de Vincent et Arribas (exemplairement l’apologie de la passe courte et sûre, qui d’ailleurs est depuis devenue la norme, mais qui en 2001 ne l’était pas), mais j’aimais particulièrement cette équipe de 2000-2001, qui ne comptait aucun individualité marquante, même si Carrière a fait une année exceptionnelle. Tout reposait sur la cohérence de l’organisation, l’intelligence de jeu, et déjà le culte de la possession. C’était l’équipe idéale pour soutenir une apologie du collectif, et pour rendre hommage à la valeur ajoutée que crée un collectif vertueux par rapport à la stricte somme des individus qui le composent.

Bien des choses ont changé depuis “Jouer juste”. Que vous a apporté la réussite de ce roman ?

Un accueil si favorable pour un premier roman, ça vous assoit un peu dans le champ littéraire, et ça vous permet de travailler sereinement aux livres suivants. J’ai donc pu écrire, depuis, les livres que je désirais, sans trop me soucier de leur réception - et ça tombe bien parce que certains ont été des bides. L’éditeur de Jouer juste, Verticales, est resté mon éditeur, tout en m’autorisant gentiment à publier dans d’autres crèmeries à l’occasion. C’est une situation tout à fait privilégiée, à l’aune de quoi la brutalité de la vie publique est indolore.

L’année où j’ai écrit « Jouer juste » marque le début de la dégringolade

Depuis “Jouer juste”, le FC Nantes a beaucoup souffert. Quelques passages en Ligue 2, une valse d'entraîneurs, quelques recrutements calamiteux… Avez-vous suivi l’évolution du club et que pendez-vous du FCN actuel ?

Fait troublant : l’année même où j’ai écrit Jouer juste - 2001- marque le  le début de la dégringolade, le FCNA abandonnant un à un tous les principes qui en avaient fait, pendant trente ans, un club singulier, estimé, et très constant dans ces performances nationales : la formation, la continuité d’un certain style, la stabilité de l’encadrement technique. Au fond le FC Nantes qu’on a aimé est mort avec le départ de ce Denoueix auquel mon livre voulait rendre hommage. Parfois, après trois bières, je me raconte que c’est mon livre qui a tué le club. Que son passage à la littérature l’a évidé. Une fois absorbé dans un livre, ce jeu si spécifique ne pouvait plus exister in real life. Hélas il y a à ce déclin des raisons moins mystiques, et implacablement structurelles.

A l’époque d’”Entre les murs”, vous aviez laissé entendre que vous vouliez investir le FC Nantes avec quelques personnes du monde du cinéma. Boutade ? Provocation ? Vrai projet ?

On est en 2008 par-là, comme souvent un journaliste me pose une question bidon, alors je donne une réponse bidon pour ravaler mon irritation. Sans rapport avec le sujet, je dis que je songe à racheter le FC Nantes. Les jours suivants je m’aperçois que cette boutade-diversion a été prise au sérieux - le foot rend dingue. Je décide d’en remettre une couche, par jeu. J’accepte l’interview que me demande Ouest-France et j’y raconte qu’avec les gros profits accumulés grâce aux films qu’il réalise, le collectif Othon a investi dans la bureautique, d’où il a tiré de substantiels bénéfices qu’il compte investir dans le rachat du FCNA. Je suis certain que ces inepties vont solder l’affaire, mais pas du tout. Le journaliste publie mes réponse telles quelles, sans rien vérifier. Ni lui ni aucun lecteur n’aura l’idée d’aller voir ce que c’est que ce  collectif Othon, pourtant basé à Nantes, pour in fine constater qu’il réalise des documentaires auto produits qui ne rapportent pas un rond, et qu’il fait de la bureautique comme Thomas Pesquet fait de la peinture sur soie. Ainsi la boutade a survécu. Et quinze ans plus tard vous me posez la question, avec cette hypothèse poilante de moi prêt à « investir dans le FC Nantes avec quelques personnes du monde du cinéma ». Rien que le mot investir me fait rire. Et « monde du cinéma » encore plus.

Si cela avait pu se réaliser, comment auriez-vous dirigé le club ? A quels hommes auriez-vous fait appel ? Quels auraient été vos objectifs à court, moyen et long terme ?

Dieu me garde d’avoir un jour à diriger un club, et d’avoir d’ailleurs à diriger quoi que ce soit. Mais dans le monde fictionnel où ça pourrait arriver, eh bien disons que, certain qu’au regard de l’évolution actuelle de l’économie du foot, un FCNA style Suaudeau n’est plus possible, j’aurais converti le club en SCOP et remplacé l’activité de football par de l’agriculture paysanne.

La seule façon de remettre Nantes sous le feu des projecteurs est que l’équipe brille

Le football vous a souvent inspiré dans vos œuvres de fiction. Notamment la rivalité OL-ASSE pour la pièce “Non réconciliés” (2014) qui sert de prétexte aux médias pour un “débat”. Est-ce qu’il ne manque pas au FC Nantes une rivalité du même type pour être mis plus en avant dans les médias ?

Du temps où le club avait des résultats, les médias le mettaient en avant. Il était même d’ailleurs souvent le chouchou des journalistes sportifs - en tout cas des plus pointus (je ne parle pas de Jacques Vendroux qui parle depuis cinquante ans d’un sport auquel il ne comprend rien). La seule façon de remettre Nantes sous le feu des projecteurs, c’est que l’équipe brille. Et dans le foot actuel l’équipe ne peut briller que si elle est rachetée par un émir  ou par un fond de pension américain. Nous savons donc ce qu’il nous reste à faire.

Que vous inspire l'évolution du foot pro ? 

Au niveau du jeu, il y a une énorme montée en gamme ces vingt dernières années. Tous les joueurs des premières divisions ont un niveau technique exceptionnel. Et l’intelligence tactique s’est répandue partout, alors qu’il y a vingt ans l’entraîneur de Jouer juste pouvait légitimement persifler l’indigence tactique du foot anglais, par exemple. Envers de cette évolution : toutes les équipes jouent un peu de la même façon, équipes féminines comprises, comme le démontre la coupe du monde en cours. On est d’autant plus heureux, et surpris, de trouver encore des oppositions de style (le Real d’Ancelotti contre le City de Guardiola).
Au niveau économique, l’arrêt Bosman et quelques réformes du même acabit ont offert aux gros clubs ce qu’ils réclamaient et avaient les moyens de réclamer : la possibilité d’acheter tout ce qui bouge et de composer des effectifs de trente  joueurs de classe supérieure qui dépouillent tous les clubs moyens, et ce dès le plus jeune âge. Ça creuse un écart immense entre les gros et les moyens, et une certaine routine dans les résultats :  chaque année on est à peu près sur de retrouver les même équipes en quart de finale de la Champions League, et le vainqueur se trouve fatalement dans le cercle des six clubs les plus riches du monde. Sur ce point je me permets de renvoyer à deux entrées de mon dernier livre Boniments : l’entrée « mercato », et l’entrée « VAR ».

Peut-on être de gauche et aimer le foot dans ce qu’il représente ?

L’économie du foot constitue une sorte d’avant-garde du capitalisme contemporain. Il y règne la financiarisation, la concentration de capitaux, la concurrence libre et totalement faussée, l’exploitation de la force de travail jusqu’à épuisement. En suivant le foot, je me rends complice de tout ça. Mais je me rends aussi complice de la sauvagerie du capital en achetant le Mac sur lequel je suis en train de vous répondre, ou en empruntant une autoroute. La différence c’est que l’autoroute c’est chiant, alors que le foot reste un sport extraordinaire, un pourvoyeur d’émotions inégalable, et le meilleur moyen de lier conversation avec n’importe qui dans tous les bars du monde. Le foot est ainsi : fleuron du grand capital et religion des bidonvilles. C’est à prendre ou à laisser. Pour l’instant je prends encore. Et quand je me détournerai de ce sport, ce ne sera pas au nom de principes de gauche mais parce que le jeu ne m’enchante plus. Ce sera par fatigue.